Coucou!

Cet endroit est formidable. Longtemps, j'ai cherché la voie qui pourrait mener un être humain à outrepasser l'autorité des différentes individualités qui cohabitent dans son organisme. Longuement j'ai toléré ces parasites en moi. Ils avaient leur utilité, après tout. Ils régulaient ma respiration, réagissaient aux stimulis les plus insignifiants à ma place, ainsi qu'aux plus dangereux. S'occupaient silencieusement de mon métabolisme, défendaient mon système... Je n'entretiens aucune haine à leur égard, mais l'énergie potentielle gaspillée par ceux-ci m'est primordiale. Il est grand temps que je gagne mon indépendance, que je tue le pilote. Afin de continuer ma route vers cet horizon qui m'effraie, le contrôle de mon propre corps doit être mien, complètement. Le mur qui délimite le domaine de mes voisins psychiques ne tombera pas de sitôt. Pourtant, une brèche est possible. Je viens tout juste de la percer! Habilement, en manipulant mes pensées, en méditant. En utilisant diverses substances de mon cru... Le "comment" est aussi peu important que complexe. Il y a maintenant un passage, un trou perçant la barrière mentale invisible, me laissant entrer au sein des zones barricadées de mon cerveau. Intérieurement, je ressemble à une usine! Une usine fabriquant je-ne-sais-quoi. Probablement rien. Des rangées en apparence infinies de machines se dressent tout autour. C'est du moins de cette façon que mon cerveau se présente à moi, pour que je puisse le manipuler, insidieusement. Contre son gré, évidemment. Tromper mon inconscient est aussi étrange que le silence qui pèse dans la fabrique est oppressant.

Où l'on effectue des mouvements de personnel

«Eurynome Bartleby? C'est un nom, ça?» L'inquisiteur était visiblement confus. «Je n'ai jamais lu d'aussi incohérentes notes. Et la quantité...mises ensembles elle auraient la grosseur d'un dictionnaire. Bien sur, je ne les ai que survolées mais il m'apparait clair qu'elle sont l'oeuvre d'un homme qui à perdu toute raison. Je le savais eccentrique, voir même atteint d'un léger autisme mais...
-...son état est bien pire en réalité, » répondit l'interrogé, fixant sa plaque qui ne brillait plus autant que dans sa jeunesse. Son nom y était presque effacé. Converser avec ses employés l'ennuyait, surtout celui-là, plus alerte et moins introverti que les autres. Note mentale: le transférer vers un projet moins chaud.
«Est-ce là l'entièreté de son "oeuvre"?» L'employé nuisible pointait du doigt la pile de papier qu'il tenait.
«Non. Les documents que vous avez là ne forment que son premier "tome". J'en ai retiré six de son bureau, reliés grossièrement à l'aide d'agrafes. L'écriture n'est pas aussi intelligible dans ceux-la. Mais le thème est le même, d'après ce que j'ai pu en déchiffrer: Je vois des choses que personne ne voit...Je suis au abords d'un gouffre sans fond...des aneries égocentriques dignes d'un adolescent. Et des choses bien pires, bien plus violentes. Tout est signé du même pseudonyme.
-Eurynome Bartleby.

Votre suffisance me répugne, pensait l'employé.

-Celui-là exactement, quoique «signé» soit un grand mot. Il en a plutôt barbouillé ses textes. Évidemment, ce n'est pas son vrai nom.
-Quel est son problème exactement? Schizophrène, maniaque?
-Impossible de la savoir maintenant et c'est mieux ainsi. Nous pourrons beaucoup mieux performer en tant qu'entreprise sans cet énergumène dans les pieds, qui marmonne sans cesse des stupidités que seul lui comprend. Je l'ai mis à la porte il y a quelques heures, en lui souhaitant qu'il guérisse.» Ces souhaits empathiques lui avaient fait du bien, d'ailleurs, même s'il ne s'agissait que de mensonges pour se donner bonne conscience. En y repensant, il ne pouvait que se dire : J'aurais pu le jeter à la rue accompagné de cris et d'injures, mais j'ai été le meilleur homme de nous deux. Mature, compréhensif. Un meneur se doit d'agir dans l'intérêt de ses subordonnés. Il se sentait vertueux, ses actions légitimes.
«Vous avez certainement bien agi,» répondit son inférieur en pensant autrement. Il était certes évident qu'un homme aussi perturbé que «Bartleby» n'avait pas sa place au sein d'une entreprise, mais de la à le jeter dehors, sans aucune aide ou support... Rien d'étonnant venant de l'administration actuelle. Il ressentait une certaine pitié pour le pauvre homme.
«Ceci étant dit, je crois que je ferais mieux d'aller vider ses quartiers pour que l'on puisse au plus vite le remplacer. Malgré ses eccentricités, son apport scientifique nous à été très utile par le passé. Son absence se fera remarquer dans nos quotas, pour un temps.» Le subalterne ne révait que de quitter la compagnie de l'exécrable directeur. Sans attendre une réponse de sa part, il s'en fût.

Une phrase résonna dans ses pensées alors qu'il s'éloignait:
«Vous n'êtes pas aussi borné que nos collègues, mon cher. On m'éloignera d'ici, mais le travail qu'il me reste à accomplir se fera dans ma tête. Quand j'aurai fini mes réparations, je veillerai à ce que vous gardiez un peu de votre personnalité.»

Quoi?

Où on est bien caché

Elle me trouvera jamais! Le pro du cache-cache c'est moi, ohhh que ouais. Même que je devrais sortir de ma cachette et me rendre. Sinon je vais passer la nuit ici...

Hum? Qu'est-ce qu'il fait, ce monsieur? Il essaie d'attraper des mouches?

Comme autant de briques

C'est incroyable! Comment ai-je pu être aussi aveugle? Tout autour de moi prend une forme nouvelle! Les arbres, l'asphalte...l'air que je respire! Je vois tout ce qui constitue la matière. Pareilles aux briques qui donnent leur forme aux bâtiments, les particules infimes qui créent en s'agençant le monde m'aparaissent énormes. Encore une fois, la parole est incapable d'expliquer ce phénomène extraordinaire. Il semble que mes réflexions aient porté fruit. J'ai ouvert une porte au sein de mon esprit, une porte s'ouvrant sur tant de capacités gaspillées...Je n'y comprends encore rien, tellement cela s'impose à moi de façon naturelle. Personne d'autre ne pourrait aspirer à une vision pareille de choses, j'en suis assuré. Il me faut creuser plus loin. Comprendre ce qui m'arrive. La frayeur qui accompagne l'inconnu dans lequel je suis plongé est insoutenable, mais il y à cette conscience nouvelle en moi qui me pousse, qui m'enhardit et me réconforte. Elle me chante une berceuse si douce, si envoutante. Au travers de mes nouveaux yeux, les rouages de l'existance son aussi visibles qu'a portée de main. Et la voix qui me dit:
«Touche. Désunis. Reconstruis.»
Elle me dit de continuer à scruter les assemblages maladroits du monde physique. Pour comprendre l'algorithme qui fait qu'ils se tiennent. Et peut-être le contrôler.

Où on a peut-être vu Bartleby

«Son regard était absent. Sa démarche semblable à celle d'un ivrogne. Il marmonnait en gesticulant, comme s'il essayait d'attraper quelque chose. J'ai d'abord cru que c'était un sans-abri un peu fou.» La femme parlait lentement, visiblement sous le choc. Le policier qui l'interrogeait lui tendit une tasse de café. Quand elle la prit, ses idées semblèrent se clarifier, au moins un peu.
La couleur de ses yeux s'éclaircit d'un ton et elle recommença à parler, plus rapidement.
«Au bout d'un moment, il est tombé à genoux. Il grognait, se tordait. Quelque chose lui faisait du mal, mais quoi? Il ne pouvait pas s'être blessé en remuant parce que rien ne se trouvait près de lui. Pas d'arbre, pas d'autre personne. Rien. Il devait être malade, je ne sais pas...» La chaleur du breuvage lui faisait du bien et la cafféine lui redonnait graduellement son applomb. Voyant cela le policier décida de l'aiguiller dans une autre direction, celle qui l'intéressait. Il pensait, obligatoirement hypocrite: Elle elle complètement folle. Je ne veux que sortir d'ici et l'envoyer en parler avec un psychiatre.
« ...et c'est alors qu'il s'est jeté sur cette autre dame, exact? Celle qui à disparu?
-Oui. Tout en continuant à grogner, il s'est redressé, et à regardé autour de lui. Il cherchait un truc. Et puis il l'a aperçue. Mon dieu, je suis tellement heureuse qu'il ne m'aie pas vue d'abord. Je...
-Nous avons tout notre temps, madame. » lui dit l'intérogateur, d'une voix qui se voulait rassurante. Il sentait que que les murs se rapprochaient, tout en essayant de rester subtils. Comme pour écouter son récit.
«Elle se tenait à quelques...cent mètres je dirais. Loin du sentier, au fond du parc. Il s'est mis à courir -je n'ai jamais vu quelqu'un courir à cette vitesse- en beuglant des mots que je ne pouvais pas comprendre. Il l'a chargée comme un animal, monsieur. Comme un chien enragé. Je suis restée plantée la, sans trop savoir ce qui se passait. Elle ne l'a jamais vu venir et il l'a plaquée au sol, puis...» C'en était trop. La femme fondit en larmes. Malgré cela, elle se remit a raconter son histoire, courageusement.
«...puis il lui à martelé la tête avec ses poings, vicieusement. Encore et encore. Elle n'a pas pu crier. C'est à ce moment que je suis partie chercher de l'aide. Comprenez-moi, je n'aurais rien pu faire contre cet homme. Il était possédé. Je ne pouvais rien faire. Je...
-Je comprends. Vous avez fait ce que vous croyez le mieux. Personne ne vous accuse de quoi que ce soit. Souhaitez-vous que je vous laisse seule un instant?
-Non. Ça va aller, merci.» Aucun doute possible maintenant, se dit le policier. Les foutus murs se rapprochent, ils ondulent. Ma vision est totalement foutue. J'ai besoin de sommeil, d'une douche et d'un bon verre de rhum. Cette femme déraille totalement, et ça devient contagieux. Finissons-en.
«Les agents de police qui ont inspecté le parc rapportent n'avoir trouvé aucun cadavre dans ce parc. De même, il n'ont trouvé aucune trace de l'homme dont vous me décrivez les actions. Avez-vous consommé des narcotiques dans les heures qui on précédé votre témoignage?
-Bien sur que non! Vous me prenez pour quoi, une droguée? J'ai passé l'âge, monsieur! Vous saurez que...» Il l'interrompit, peu enclin à lui accorder le loisir de se défendre.
«Seriez-vous prête à passer au détecteur de mensonges? Si il s'avérait que vous soyez en train de perdre mon temps, je pourrais vous poursuivre.» La dame avait cessé de pleurnicher, son angoisse remplacée par une rage excessive. Insultée au delà de tout contrôle. Le policier n'y portait plus attention, son esprit ayant déjà quitté la pièce. Elle serait relâchée dans quelques instant, et cette histoire ne serait plus qu'un mauvais souvenir, éphémère.
«Mais, mais...je l'ai VU!»

Cause toujours. Rien à foutre.



Bribes de souvenirs

J'ai peine à me souvenir...Ma mémoire est envahie par un brouillard épais, presque solide. D'une certaine manière, je crois que l'on essaie de m'en séparer. Pour préparer la suite, peut-être.

«Pour savoir où l'on va, il faut savoir d'où l'on vient.»
Ma mère me disait cela, il me semble. Je ne peux plus distinguer son visage. Même sa voix ne me revient pas. C'est dommage, mais ce doit être un sacrifice nécessaire. Il viendra un moment où je ne me souviendrai plus de ce mot. Où cela ne m'émouvra plus.

"Mère".
Le concept finira pas m'échapper, et je ne le remarquerai pas. Bien des choses s'effaceront de cette façon. Suis-je vraiment prêt à tout laisser derrière? Une partie de moi s'accroche toujours à ce que j'ai été. Sera-t-elle assimilée par cette nouvelle volonté qui m'habite? De telles pensées m'effraient un peu. Je me sens devenir autre chose...

Non, c'est faux. Je reste moi-même. Je ne fais que gagner en complexité, en tatonnant dans l'obsurité. Il me reste beaucoup de chemin à faire.

Beaucoup de chemin à faire pour devenir la Fin elle-même.

Où on se souvient de Bartleby

«Beaucoup de choses échappent à votre regard», dit l'homme se tenant dans l'embrasure de la porte. Il fixait le sol, pensif.
«C'est possible. Mais même en supposant que vous ''voyez'' ces choses qui nous échappent à tous, vous ne seriez pas au dessus des règles qui nous sont imposées. Cela ne ferait pas de vous quelqu'un de meilleur ou de pire que vos pairs, ici. Votre égocentrisme démesuré nuit à nos projets, et vos initiatives personnelles sont d'une répugnance qui dépasse l'entendement», répondit son interlocuteur, autoritaire. La lumière d'un blanc immaculé qui irradiait la pièce donnait à la scène un aspect divin, grandiose.
«Vous devez partir. Vous ne pouvez être qu'un frein pour vos collègues et vous finirez probablement par vous détruire. Ou vous passerez le reste de votre existence derrière les barreaux. Je vous souhaite sincèrement de trouver de l'aide et de guérir. Toutefois, vous devrez le faire hors de ces lieux.» L'homme dans la porte leva alors la tête, jetant à son homologue un regard glacial, ses yeux minuscules laissant entrevoir la haine cachée derrière. L'air devint perceptiblement plus lourd.
«Soit. J'irai traiter mes faiblesses dans d'autres endroits», rétorqua ce dernier, menaçant.
«Mais ne soyez pas surpris si le remède à mes maux implique une sérieuse détérioration de votre qualité de vie, ainsi que de celle de vos comparses aveugles. Vous ne pouvez pas comprendre la nature de ce que j'accomplirai bientôt.» L'homme franchit la porte, laissant la pièce silencieuse.

Et beaucoup moins inquiétante.

En marche, lentement (Bartleby 1.0)

J'ai mis les pieds dans quelque chose de tellement grand, de tellement majestueux que je n'arrive pas à penser clairement. On dit de moi que je suis un génie. Cette appelation me va, car je me sais moi-même capable de bien mieux que les balbutiement cognitifs et perceptionnels attribuables à mes frères attardés. Cela ne m'est d'aucune aide à présent. Je me lance dans quelque chose que personne ne peut comprendre, pour voyager vers quelque chose que je ne comprends pas davantage. C'est effrayant. Non, que dis-je, c'est terriblement effrayant...et excitant. Je suis différent, unique. A travers mes incertitudes, je crois au moins en cela. Je marche sur une voie qui n'a été tracée que pour moi. Une route droite et déserte, s'étendant à perte de vue, se perdant dans un horizon plus lointain que la distance elle même. Il m'est impossible d'en imaginer la fin, et ce qui s'y trouve échappe à ma compréhension des choses, aussi vaste soit-elle. Cela est d'une beauté qui me laisse sans mots, d'une beauté tellement abstraite, tellement au delà de ce que je puis exprimer, qu'il me faudrait inventer un tout nouveau concept pour la décrire. Advenant que je réussisse un tel exploit, ce concept serait d'une abstraction telle que je ne pourrais pas le comprendre. Ridicule! Mes pensées s'embrouillent devant la majesté de l'inconnu, au bout du chemin.

Tellement loin...