Commandant Bartleby

Je me réveille enfin! Accompagné dans ma renaissance par une douce mélodie, celle du silence. Régnant en maître sur ma personne, seul capitaine et matelot, seul chef d'orchestre. Très étrange, la capacité de réguler soi-même les activités d'un corps et d'un esprit en entier. C'est un peu comme de se rendre compte que l'on respire. Pendant quelques secondes, ladite réalisation nous rend responsable du mécanisme et puis, aussi soudainement et sans que l'on s'en aperçoive cette fois, le subconscient reprend son travail. En coulisses, subtilement. Mais plus maintenant. Chacune de mes respirations est consciente, chacune des cellules de mon organisme obéit à des instructions calculées. J'étais au bord de l'épuisement il y a quelques minutes, et je le suis toujours, mais mes yeux de tentent plus de se fermer contre ma volonté. Ils ne le feront plus, tant et aussi longtemps que je ne le désirerai pas. Je pourrais mourir de fatigue, m'écrouler sans vie sur le sol avant de fermer les yeux! Cela pourrait m'arriver, si je ne suis pas prudent. Le nombre de processus à gérer est étourdissant. Un autre que moi aurait trépassé ne serait-ce qu'en se retrouvant égaré dans sa propre fabrique mentale. Je dois mettre un peu d'ordre dans la mienne à présent. Catégoriser, répertorier et isoler les comportements importants. Identifier et éliminer ceux qui gaspillent mon énergie. Penser est difficile avec le désordre qui habite mes nouveaux quartiers, mais une fois que j'aurai tout mis en place je pourrai continuer ma longue marche vers...

Vers...

...peu importe ce qui se trouve à l'endroit où je vais, infiniment loin. Je suis le seul qui puisse s'y rendre.

Où des imbéciles entravent la justice

«Un instant! Non, arrêtez-vous une seconde. Stop!» 

Ces interrogatoires devenaient lassants, mais plus il les conduisait, plus les informations qu'il en retirait devenaient farfelues. Plus elles se corroboraient mutuellement. Soit cette folie est contagieuse, soit il s'agit du canular le mieux monté et le plus stupide dont j'aie été la victime en trente années de service policier. Il ne savait plus trop comment gérer la situation, tant elle le prenait par surprise. 

«Vous avez dit quelque chose à propos d'un homme. Un homme qui semblait essayer d'attraper des mouches. C'est bien les termes que vous avez utilisés, n'est-ce pas? Un homme qui essayait d'attraper des mouches?
-Oui, je...c'est exact. Il balayait l'air de ses mains, apparemment en état d'ébriété. C'est important?
-Non, non ça ne l'est pas. Continuez je vous prie.» 

Une description pareille en tout points ressortait au cours de tous ses entretiens. Un homme qui chassait les mouches. Chaque fois il disparaissait après avoir commis un acte d'une violence si effroyable qu'il laissait ses témoins presque catatoniques. Sortir ces hurluberlus de leur mutisme demandait autant d'énergie que les si fatiguants interrogatoires. Et ils se multipliaient rapidement. La présence de l'homme de loi avait été requise bien plus longtemps que son horraire ne le prévoyait, une horde de gens supposément psychotiques envahissant son poste pour se déclarer témoins d'évènements imaginaires.

 «Bien sur que j'en suis certain! On n'oublie pas de sitôt un spectacle comme celui-la!»

Encore et encore. C'est horrible. Il croit peut-être vraiment à ce qu'il dit. Les autres aussi. Comment savoir s'ils sont fous? Comment savoir s'il ne sont que des farceurs imbéciles? Leur jeu est convainquant, mais...je suis mort de fatigue. 

«Je comprends tout à fait, monsieur. Je ne tente pas de discréditer votre parole, mais comprenez-moi à votre tour. Mon travail est de m'assurer que ce rapport soit bien rempli, et je dois considérer toutes les possibilités.» 

Au diable ces crétins. Je commence à voir double.

Dormir.

«Maintenant, veuillez m'excuser quelques instants.» 

Le policier exténué se leva, et prit soin de ne pas tituber devant son détraqué attitré. Les murs ondulaient autour de lui et il entendait son coeur battre à l'intérieur de sa tête. 

«Je vous revient tout de suite.»

 C'était un mensonge. Aussitôt qu'il fut sorti de la pièce, il convainquit un collègue de prendre sa relève, citant avec justesse les trois jours qu'il venait de passer au poste. Il y a une limite aux aneries qu'un homme peut avaler, et si canular il y avait, ce n'était plus son problème.

Sommeil.

Sur le chemin qui le menait chez lui, il s'endormit au volant et mourut en percutant un lampadaire.

C'est moi!

L'air est lourd de poussière, de rouille. Presque irrespirable. Il va sans dire que personne ne devait marcher au sein des murs de cette manufacture jusqu'a présent imperturbable. Peu importe. Je sais que ma présence ici n'est qu'illusoire. Un outil pour arriver à mes fins. J'entend mes comparses imposés crier:

 «Dehors! Intrus! DEHORS!» 

Ils peuvent crier autant qu'ils le veulent, rien ne me force à les écouter. 

«Je déciderai de qui est un intrus et qui ne l'est pas, dans mon propre foutu corps!» 

Mes pas résonnent alors que je me déplace, cherchant l'endroit ou je devrai commencer les modifications. Leur echo est parfait. Quelque part au milieu des rangées d'automates se trouve le noyau que je convoite. Le centre de mon psyché, caché derrière plusieurs couches de protection, autant mentales que physiques. Je dois l'assimiler en entier. Je vais l'assimiler en entier. Fondre avec toutes les facettes de mon être, en détruisant mes co-locataires indésirable.

«Ton(notre) coeur bat trop vite. Laisse moi(nous) régler ça. Une sieste peut-être? C'est possible...» 

Elles me parlent toutes à l'unison, leurs voix amplifiées par la haute et gigantesque voute qui recouvre ma machinerie intérieure. Tentant. Je dois sans cesse me rappeler que je suis en somme le tentateur, ainsi que le tenté. Ma voix se joint à la leur sans que je ne la commande. Dormir! Plus jamais. Je n'aurai plus besoin de m'embarasser en roupillant comme un vulgaire nourrisson, sans subconscient pour m'obliger à le faire. Je pourrai aller chercher l'énergie dont j'ai besoin ailleurs...quand les intrus ne seront plus filtrés que par moi.

« Ferme les yeux, ferme les yeux, ferme les yeux...»

Non! Suis-je en train d'essayer de me faire perdre connaissance? Quelle éhonterie!

«Allonge nous!»

Non! C'est une mutinerie!

«ÉTEINS NOUS!» Je ne peux m'empêcher de noter que les voix ne m'incluent plus dans leurs ordres.

Non!

«Tu ne peux pas nous réduire au silence! Tu n'as pas les aptitudes nécéssaires à la gestion de notre être. Personne ne peut diriger seul l'ensemble de ses facultés. Tu as besoin de subalternes...tu as besoin d'une âme. Tu voudrais même tuer ton âme? Réfléchis, c'est insensé!»

D'accord, j'y réfléchis. C'est fait. Je n'ai besoin ni «d'âme» ni d'inconscient, comme les autres, ces insectes. Je suis l'Eurynome. Me comparer à mes pairs stupides et emprisonnés est risible. Non pas que cela, de toute manière, ne soit utile à ce stade-ci de mes rénovations. Droit devant moi, le Noyau gît au sol, dissmulé entre deux titans de métal muets. Je me le réprésente ressemblant à un baladeur, comiquement énorme, tout en angles. Gris, anodin. Le rapprochement entre les voix diffusées dans l'usine et la boîte à musique est logique. Elle crie:

«Noirnoirnoirnoirnoirnoiréteintéteintéteint!» 

La cacophonie résultant du désespoir de mes otages fait pitié à entendre.

«Dehorsdehorsdehorsdehorsdehors!»

Presque terminée cette ridicule symphonie. Le radiocassette me semble anormalement léger alors que je le tiens au dessus de ma tête. Un aller simple vers le sol me redonnera ma liberté.

«Sois raisonnable...nous t'en prions. Nous ne voulons que ton bien...»

Le bruit du plastique qui se fend résonne sous le ciel de fer de mon usine...
...comme une berceuse inversée, chantée au réveil plutôt qu'au coucher.