Assis sur une bûche, le vieux tough tète une pipe.
L'épaisse fumée qui s'en échappe sent fort le chêne. Presque autant que lui.
Une longue journée passée à sillonner les bois lui fait particuièrement
apprécier ce moment de répit.
«Fais sécher tes bas, le jeune. Sinon d'main tu
vas marcher sur des plaies. Ya rien d'pire que marcher les pieds
mouillés.»
Sur une autre bûche, le jeune frissonne. Il se frotte
les mains et grogne, ignorant le conseil de son partenaire.
«Fais frette en tabarnak icitte! »
Ses sacres ne semblent pas le réchauffer. De son côté,
le vieux tough reste presque immobile. Seule sa pipe semble vivre
véritablement. Plusieurs minutes passent alors que le tabac y brûle. Un tel
stoïcisme irrite visiblement le jeune.
«Crisse, z'avez pas frette, vous? »
Le vieux tough éloigne la pipe de sa bouche, rendant
visible un sourire narquois.
«Non, j'ai une bonne barbe,» répond-t-il
en se massant le menton. Une flore faciale luxuriante y pend en effet, aussi
blanche que la neige autour. «Le truc, continue-t-il, c'est d'voir plus
d'arbres. Quand tu vis dans l'bois, ya un poil qui t'pousse dans face pour
chaque arbre que tu voies.»
Un seul sourcis, s'élevant lentement sur son front,
trahit l'incrédulité du jeune qui réfléchit quelques instants. Le vieux débile
se fout de sa gueule. Toutefois, malgré ses efforts, il ne parvient pas à
formuler une répartie suffisamment sarcastique. Son expression se durcit alors,
et il jette:
«Ben c'est fucking long avant qu'les miens
poussent, pis j'dois avoir vu 2000 crisse d'arbres juste aujourd'hui.
-C'est normal. Ça prend d'la patience,» répond
le vieux dont la phrase est ponctuéé de violents toussements. Il inspire une
énorme bouffée de tabac pour s'en remettre, et reprend son idée:
«D'la patience. A va commencer à pousser quand
tu va être patient.
-C'est n'importe quoi.
-Eh. Chu patient moé, pis j'ai pas frette. Chu trop
occupé a attendre d'avoir chaud. »
L'incrédulité transparaît une nouvelle fois sur le
visage du jeune.
«Vous me niaisez.
-Non.
-Vous me f'rez pas accroire qu'vous avez pas
frette. »
Le vieux tough hausse les épaules.
«J'ai pas besoin d'te convaincre. T'en fais
c'que t'en veux, mais r'garde ça,» dit-il en retirant son antique
casquette pour révéler un crâne presque chauve. « J'perds un cheveu à
chaque fois que j'ai raison. Check ça, j'en ai perdu une trollée. J'ai eu
raison souvent, pis de plus en plus.»
Le jeune rit.
Y pense qui peut faire d'la magie. Ya pas frette parce
qu'yé trop occupé à être fou. J'vas continuer à geler pis lui à être fou.
Il essaie de ne pas
paraître condescendant quand il rétorque:
«Y vous en reste pu beaucoup des ch'veux. Vous
continuerez pas à avoir raison longtemps, anyway.»
Voilà le genre de réplique sarcastique qu'il cherchait
plus tôt. Toutefois, le vieux tough ne semble pas impressionné. Péniblement, il
se dresse debout. Son dos à connu du meilleurs jours et il lui tarde de pouvoir
l'allonger. Lentement, il range sa pipe dans sa poche. Puis, tout en vissant sa
casquette sur sa tête, il déclare doucement:
«C'pas grave. Ya plein d'autre monde qui ont
encore des cheveux...à c't'heure fais sécher tes crisse de bas avant d'mourir
de frette. »