Ciel


Je regardai le ciel, entre deux tuyaux.
Teinté de rouge par la folie du monde m'entourant, il me semblait m'appeler et me rejeter à la fois. Gagné par son incertitude contagieuse, mon index se raidit encore un peu plus sur la détente. Le contact de l'arme contre ma tempe était froid et mes mains, moites. Le rouge du ciel et la froideur du métal seraient mes deux seuls témoins. Les deux seuls témoins de ma fin.
L'hésitation me tuait déjà de toute façon, mais un certain doute subsistait quant à la justesse de la décision que je prendrais. Allai-je vraiment me laisser aller à une telle faiblesse et succomber à l'appel d'une échappatoire aussi lâche? Aurai-je, dans le cas contraire, le courage de mettre un terme à ce dilemme? Courage et lâcheté, voilà un contraste que je pouvais maintenant me permettre d'observer dans toute sa complexité. Mon index se détendit d'un cran, alors que je me laissai aller à cette comparaison des plus réconfortantes, pourtant aussi, des plus angoissantes. Une goutte de sueur me perla dans l'œil. Je la chassai d'un geste maladroit, d'une main tremblotante. Puis, j'entendis au loin le tonnerre assourdi d'un coup de feu. Je vis, dans un état proche du rêve, les corps que j’avais vu tomber… J'en tombai moi-même à genoux, ma poigne se raffermissant sur l’arme qui devenait de plus en plus pesante. La chaleur d'une cartouche contre le froid du canon. Un marché honnête, sans attrapes. Je regardai l'éther une dernière fois, plongeant mon regard dans son infinie rougeur. Je contemplai la tuyauterie qui plafonnait la petite colline ou mes jambes tremblantes avaient flanché.
Je n'avais pas choisi de choir en ce lieu, sous ce ciel hostile. Je n'avais pas choisi de me traîner jusqu’ici. Je n'avais pas choisi de vivre et la possession de ma vie ne m’intéressait plus. Je pouvais choisir, par contre, une dernière chose. Ainsi, l'ordre fut lancé. De mon cerveau partit l'impulsion fatidique qui mettrait fin à toute l'incertitude, à toute mon impuissance.
Je me demandai, curieux, si finalement je ressentirais le froid de la balle ou la chaleur son impact avec ma tempe. Puis, le temps, comme il aime souvent le faire dans les pires moments, sembla s'étirer, s'étirer... si bien que je trouvai matière à m'impatienter. Un court sursis à ma délivrance, un agaçant contretemps qui...
J'entendis un bruit nouveau. Un bruit inconnu, agressant, tel le bourdonnement d'un insecte trop téméraire, prenant d’assaut mes oreilles. Ensuite le bruit devint plus fort. Ce n’était plus un insecte, mais le crissement de pneus sur l’asphalte. Son agression augmenta de plusieurs degrés. En temps normal, j’y aurais réagi en me couvrant les oreilles. Mais le temps me manquait pour cela. Rapidement, le bruit se métamorphosa de nouveau, devenant encore plus assourdissant et étrangement, plus humain. Cette fois, il me fallut creuser plus loin pour en trouver l’équivalent. Ce bruit me remplissait de hargne, me mettait hors de moi sans que je ne sache pour quelle raison. Je creusai de plus belle, augmentant sa clarté. Puis il fit ressortir tout ce qu'il me restait d'émotion. D’un seul coup. Car je finis par en trouver la provenance. Ainsi que la signification.
Le ciel se foutait de moi.
Je l'entendais, plein de sa débordante arrogance, se tordre de rire. Monsieur s'amusait de mon tourment. Se réjouissant de mon destin nouvellement scellé. Il pouffait, cet affreux croque-mort. Pouffait sans plus pouvoir s'arrêter, nourri à même mon désespoir. Je le maudis en pensée, encore et encore, une rage violente réveillée en moi une ultime fois par le morbide rire du firmament. Il rit de plus belle, empruntant un millier de voix différentes, et je sus qu'il était le porte-voix de tous les malheureux du monde. De tous ceux qui avaient fait le mauvais choix, comme moi. Il s’en servait pour me le faire regretter à l’avance. La cacophonie résultante inonda ma tête, Mon esprit se satura de l'horrible symphonie de milliers de personnes se lamentant à l’intérieur de ma conscience, me faisant vivre leurs propres maux, leur propre douleur. Et surtout, leur dernier souvenir, commun à tous, d'un ciel méprisant, d'un rire nourri de leur affliction. Pouvais-je ignorer cet affront? Pouvais-je cautionner ce parasitisme révoltant? Soudainement, je ne voulais que le mettre en défaut, supprimer la valeur de son rire. Le débat sur ma vie reprit de plus belle, son paradoxe nourri de ces nouveaux éléments. Dans les limbes de mes derniers instants, les raisons ayant guidé ma main vers mon trépas devenaient floues, futiles, ridicules. J'avais par mon geste tracé une frontière, et à la fois percé une brèche. Un trou béant donnant sur mon propre destin.
Le choix.
Ce qui ne m'appartenait pas plus tôt, que je poursuivais depuis si longtemps, qui m’était interdit, je l'avais retrouvé par ma mise à mort. Tel avait été mon choix.
Celui de mourir en pressant la détente. Une cartouche allait me redonner ce dont je me languissais tant.
Je paniquai, la rage faisant place à un sentiment de frayeur qui changea mon sang en acide brûlant, insupportable. Je pus sentir cette peur couler au travers mon corps, calcinant mes membres de l’intérieur. Tout ceci était absurde! Toutes ces voix, le crescendo de toutes ces souffrances qui m'étaient confiées, toute la hargne de ce rire ignoble... Se pût-il que je ne puisse plus leur rendre une quelconque signification? Se pût-il que je sois obligé d'abdiquer face à l'hilarité morbide d'un ciel couleur de sang? Mon doigt avait déjà mis trop de pression sur la gâchette, et j’assouvirais sa jubilation nécrophage. Très bientôt.
Je criai, surpris d’en avoir encore le loisir. Il arrive souvent que le temps semble s’écouler plus lentement. Quelquefois, il le fait vraiment, comme s’il nous donnait une pause. La mienne touchait à sa fin, et dans un instant, un ressort allait se déployer. J’aurais un trou dans la tempe, même si je refusais de laisser le ciel gagner, même si je refusais d’abandonner les gens qui par leur trépas m’avaient crié la stupidité de mon geste, et m’avaient fait réaliser sa gravité. Je refusais maintenant la mort et joint ma voix à la chorale funèbre.
Va te faire foutre, ciel ! Va te faire foutre !
La fenêtre se refermait. Il était trop tard.

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