Je me suis levé ce matin, avec le sentiment de vide
qui m’habite de temps en temps... Quand je sais que je n’ai rien à attendre de
la journée. Qu’aucune opportunité ne se présentera, que rien ne viendra rendre
profitable l’ennui qui meublera mes 24 prochaines heures. Il n’est pas question
ici de tristesse, ni de désespoir, mais seulement de la résignation qu’apporte
l'insignifiance consciente d’un individu anonyme, en un jour servant à boucher
le trou entre hier et demain. Je me suis levé ce matin avec les mêmes idées que
la veille, les mêmes principes, les mêmes valeurs. Une journée de stagnation
devant moi, et la maigre détermination de passer au-delà me servant de
carburant, j’ai mis le pied dehors. Il faisait une température idéale, une
température printanière. Trop chaud pour un manteau, mais assez frais pour ma
veste préférée. Mon fourre-tout. Ma douillette portable. Une température qui
laissait mon esprit libre de pester contre une infinité d’autres choses. Ma
fatigue, ma faim, le prix de l’essence... Négativisme d’une nuit trop courte,
passée à boire et débattre d’enjeux n’intéressant personne.
J’ai titubé quelques pas, cherchant dans ma poche mes
clés, mon organe le plus important après mon portefeuille. Mais je n’y ai rien
trouvé. Ma résignation s’est teintée d’une pointe de dépit alors que j’ai levé les
yeux vers le ciel. Un geste qui caractérise ceux qui, momentanément, se croient
victimes d’un mauvais tour du destin. Mes clés, sûrement à l’intérieur. Martyr,
je me croyais. Puis c’est à cet instant que j’ai remarqué les sillons blancs
qui striaient l’azur. Parallèles, telles les lattes d’un store ouvert sur
l’espace. Je n’étais d’ailleurs pas le seul à les avoir remarqués. Car en ce
matin comme en d’autres, les travailleurs allaient dans la même direction que
moi, et ils étaient tous prêts à partir, à la même heure, pour faire rouler la
machine du capitalisme. Tous, debout aux côtés de leurs roues, fixaient les
colonnes de fumée. Certains en avaient vu de semblables derrière le miroir sans
tain de leur téléviseur, d’autres en photo. Mais la plupart savaient d’instinct
qu’ils n’iraient engraisser personne ce matin. Ils regardaient, comme moi,
hagards, les yeux vides, le feu de circulation de notre vie virant au rouge.
J’avais souvent pensé à cet évènement. À ce moment ou
les gens, ou moi-même je serais confronté au suicide orchestré des puissances
aux commandes de ma vie servile. La peur m'habitait dans ces pronostics
mentaux. La peur et la panique. J’imaginais les gens ressentant la même chose.
Courant dans tous les sens, courant vers des abris tout aussi inutiles les uns
que les autres. Courant pour sauver leur peau, leur vie, qui venait de trouver
un tout nouveau sens, ou qui venait de le perdre. Car les bombes tomberaient
bientôt, et le compte à rebours ne s’arrêterait pour personne. Aucun parapluie
ne pourrait protéger aucune coiffure de la pluie de feu. Et pourtant, en cet
instant que mes plus sombres cauchemars avaient prédit, les gens ne se
sauvaient pas, ne criaient pas. Ayant bien vu et compris la funeste
signification de l’habillement du ciel, ils ne couraient pas se mettre à
l'abri, et je ne le fis pas non plus. J’étais occupé, cherchant quelle émotion ressentir.
Mon plus proche voisin, un homme avec qui je n’avais
échangé, en vingt ans, que quelques mots, prit le chemin de son domicile, d’un
pas nonchalant. Il entra chez lui. Quand il en ressortit, sa femme et ses deux
enfants le suivaient. Bien que rien ne le laissait paraître, je savais qu’ils
comprenaient. La fin du script n’était pas un mystère pour eux. Le père enlaça
ses semblables dans une étreinte qui sembla durer quatorze siècles. Il embrassa
sa femme, et puis les relâcha. Un ballon. Le plus jeune des enfants tenait un
ballon que je n’avais pas remarqué. L’enfant le jeta par terre, et donna le
coup d’envoi, son frère partant aussitôt l’attraper quelques mètres plus loin.
À ma droite, deux hommes se serraient la main, tels deux joueurs de billard
après une bonne partie. Les colonnes de fumée s’estompaient maintenant, les
stylos les ayant tracés voyageant dans la plus haute couche de l’atmosphère.
Devant moi, un vieillard arrosait ses fleurs. Un autre s’était apporté une
chaise de jardin, et sirotait une bière. La panique et la peur ne jouaient pas
de rôles dans ce scénario surréaliste. Les enfants jouaient, les hommes
conversaient entre eux comme de vieux compagnons et la température se prêtait
au jeu, clémente, comme si elle tenait à participer à cet impromptu
rassemblement.
Mon esprit confus ne saisissait pas comment de telles
réactions pouvaient être possibles, mais mon âme, elle, se remplissait du même
sentiment de joie, de légèreté qui habitait mes congénères. Quelqu’un m’a tapé
sur l’épaule. C’était la dame qui, parce qu’elle avait trouvé son permis de
conduire dans une boite de céréales, avait cabossé le devant de mon véhicule.
Je ne savais pas comment elle avait pu se rendre si vite à moi ce matin, elle
qui habitait des kilomètres plus loin, mais cela ne m’a pas surpris. Sa
présence, dans le passé source d’emmerdes et de fuites dans mes finances, me
fit un plaisir immense. Elle me tendit la main, et alors qu’une nouvelle série
de volutes blanches commençaient à strier le ciel en sens inverse, je l’ai
serrée, en lui disant :
Bon matin, Madame.
La rancune n’avait plus sa place alors que les
champignons apparaissaient à l’horizon. Je ne voyais plus les bombes tomber,
comme dans mes rêves. Des souliers tombaient à leur place, inoffensifs,
absurdes en cet endroit. J’en ai ri. J’en ai pleuré. Cette journée venait de
prendre tout son sens, à l’instant, et la résignation m’avait quitté
complètement. Autour de moi, il en était de même pour tous. Des souliers
tomberaient du ciel. Qui se soucie d’une pluie de souliers? Une poignée de main
entre inconnus pouvait protéger contre une pluie de ce genre. Mes pensées ne
faisaient aucun sens. J’en ai ri, et j'en ai pleuré à la fois.
Parce que jamais, jamais, je n’aurais envisagé que la fin
du monde puisse être aussi belle.
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