Je ne suis pas un homme violent

Depuis mon lever ce matin... les gens qui croisent ma route meurent. Physiquement, j’ai moi-même connu de meilleurs jours, ma tête étant d’une lourdeur insupportable, comme accablée du poids de toutes les gueules de bois que j’aie expérimentées jusqu'à présent. Je peine à la transporter, et il semble qu’elle ne veuille pas me suivre, de toute façon. De plus, je me sens étrangement poisseux. Sale, comme si j’avais passé la journée à nager dans un marécage. Un marécage particulièrement atroce. Particulièrement puant, et plus que certainement rempli d’une eau rougeâtre. Bref, je suis couvert de sang. Un peu du mien, beaucoup du leur. Je parle ici de mes victimes...

Mes victimes.

Ces mots me rendent mal à l’aise, à vrai dire. Ils me paraissent un tantinet trop dramatiques. Trop proches de mes agissements, si peu caractéristiques de ma personne. Je ne suis pas un homme violent... déclaration, j’en conviens, rendue ridicule par ma tenue teintée de restes humains. Il m’apparaît, alors que je fouille ma mémoire embrumée, que jamais je n’aurais fait mal à une mouche, avant aujourd’hui. Avant la piqûre.

La piqûre?

Tiens donc. Ce nouveau souvenir, j’en ai l’intime conviction, me lie aux meurtres que j’ai commis en cette journée qui, ma foi, est fort agréable. Chaude, mais pas humide. Ensoleillée. Paisible. Ne devrai-je pas être... troublé, à présent? Mon pouls, à tout le moins, aurait dû trahir une quelconque accélération de mon rythme cardiaque.

Rien

Mentalement, je me sens aussi calme que la température. Un bloc de béton s’est substitué à mon cerveau, et une douleur intense irradie mon corps mais je me sens plus serein que trois camions remplis de moines tibétains. Trois gros camions.
Comme ceux qui viennent d’arriver.

Perdu dans mon évaluation introspective, je n’avais pas remarqué les camions. Les camions qui se vidaient. De leurs passagers, armés jusqu’aux dents. Jusqu’aux plombages sur leurs dents, dis-je. Moins sereins que moi à en juger par leur empressement à pointer leurs fusils sur ma personne. L’un d’eux crie au travers un porte-voix. Je saisis quelques mots au vol...

Mains... sol... des imbécillités de ce genre.

Leurs ordres ne me disent rien. De toute façon, on les appelle des « amalgames dentaires ». Vraiment. Les plombages ne contiennent plus de plomb. On dit que c’est mauvais pour la santé... tout comme moi, vraisemblablement, mon étrange quiétude cédant rapidement la place à quelque chose de beaucoup moins pacifique. Les gens qui m’entourent nuisent à mon équilibre. Ils perturbent mon karma.
Je ris. Un son métallique accompagne mon hilarité. Ce doit être le son des armes qui sont parées par ces hommes, autour.

Peu importe. Cette expérience me sera très utile.

Indubitablement. Voilà un bien gros mot, un mot qui vaut certainement une centaine de dollars, mais dans le contexte actuel, il me semble approprié. Oui, car cette expérience lui sera très utile. À lui.

L'Eurynome.
Ma tête ne pèse plus rien. Mon corps encore moins. Mon karma est en pièce, mon aura souffre de la présence de ces imbéciles qui crient...

Rage.

C’est elle qui m’envahit, prenant son quart de travail, reléguant au deuxième plan tout ce que j’ai pu ressentir en ce jour. Les moines ont quitté leur méditation, sauté des camions pour aller semer le grabuge dans un temple, armés de pelles, de peinture aérosol... Je ris de plus belle. Je ne me sens plus sale. Le sang qui me perturbait m’habille maintenant mieux que le plus sobre des complets. Mieux que la plus luxueuse cape des rois du passé. Le sang est mon habit de travail.

Ma couverture. Ma médaille.

Je m’élance, accompagné dans cet élan funèbre par les bruits des projectiles, vils, m’étant destinés, trop lents. Je comble la distance me séparant des insignifiants hommes de paix à une vitesse impossible. Aussi peu  plausible que la paix qu'ils espèrent acheter par leurs armes. Je suis invulnérable et ils sont ridicules.

Donc je crève les yeux du premier.
Je me casse un ongle.

Je casse les côtes du deuxième.
Je me casse une cheville.

Je fends le troisième en deux.
Et je me casse un bras.

Une couche de plus à mon habit. Une couche de plus, qui séchera par dessus la première, et solidifiera mon armure. Je ne suis pas un homme violent, mais cette douche de sang est agréable. Elle endort la douleur.

Je ne me suis pas réveillé chez moi, ce matin.

Un souvenir de plus qui surgit a un moment fort étrange, je dois dire, sa pertinence noyée dans le déluge d’une rage aveugle, de ma soif de carnage.

Quatre, cinq, six...

J’ai été distrait. Le septième avait des nerfs d’acier, et tirait comme un champion. Assez pour me sectionner un bras.

Je déchiquette le septième, car il me reste mes dents.
Et j’en perds quelques-unes. Les os humains sont d’une dureté surprenante. J’aurai du mal à digérer ceux que j’ai avalés.

Je défonce le crâne du huitième.
Et puis je recommence, car il a la tête solide.

Et je ne crois plus que je sois reconnaissable. Ce qui ne m’importe pas vraiment. J’en ai tué huit, de ces perturbateurs agaçants. Le sang qui gicle des mes multiples blessures me fait ressembler à une passoire et mon nouveau teint blanchâtre doit être fort séduisant. Il me tarde de me regarder dans une glace. Mon esprit se remplit d’encouragements, une voix résonne. J’ai peine à en déterminer la provenance. Comme une berceuse à l’inverse, chantée au réveil plutôt qu’au coucher.

Tu est une aberration, une erreur, une anomalie. Tel que je t'ai fait.

Je crois que le neuvième sera le dernier. Il y a des limites à ce que je peux faire, cloué au sol, tous mes membres en pièces.

Je roule vers le neuvième, lui fracasse les tibias.

Et c’est la dernière chose que je fais. Quelque part un homme jubile, sa soif assouvie au travers moi, son expérimentation un succès.

Je n’ai jamais été un homme violent.

Aucun commentaire: