Merci

-Voulez-vous que je vous l'écrive quelque part, pour nous assurer que vous vous rappeliez la date de notre prochain rendez-vous?
-Oui, s'il vous plaît.
-Parfait.

Elle tendit la main vers une pile de papiers Post-it. En arracha presque un à la pile.

-Non! Attendez! J'ai encore le papier que vous m'avez donné la semaine dernière. Prenez plutôt celui-la, et sauvons un arbre, dis-je avec un sourire narquois, conscient de mon exagération.

En effet, pourquoi ne pas réutiliser ce qui est réutilisable? Un papier de moins à manufacturer, toute l'énergie nécessaire à sa conception pouvant être utile à autre chose. L'effort que je fournis pour tendre le vieux papier au docteur est insignifiant en comparaison. C'est ce que j'appelle l'Efficacité. Ma mère, mise dans une situation semblable, aurait eu la même idée. Peut-être pour une raison différente. Pour le bien de l'environnement (une excellente cause), alors que ma propre motivation sera toujours l'efficacité. (Un concept qui m’obsédera toute ma vie.)

Ces motivations n'ont aucune importance. Les gestes posés restent les mêmes. Le résultat est inchangé: on évite le gaspillage. Ce qui importe vraiment ici, c'est que cette habitude d'économiser la matière (et de ce fait, l'énergie) ne s'est pas prise toute seule. Elle est le résultat d'un long procédé qui se nomme: l'éducation.

Un peu plus tard, alors que mon entretien avec le bon docteur s'achève, il devient évident que j'aurai besoin d'une photocopie de certains documents qui sont en sa possession. Le docteur entre dans une pièce à laquelle je n'ai pas accès. Je l'attends donc, appuyé au cadrage de la porte y menant. Après quelques minutes, en ressort le docteur avec une pile de papiers, une copie des documents dont j'ai besoin.

-Je les ai fait imprimer recto-verso, m'annonce le docteur, pour sauver quelques arbres!

Je ris un peu.

-C'est que voyez-vous madame, je suis un foutu hippie. J'aime ça, le recyclage.

Elle semble trouver la remarque comique, mais me répond:

-C'est une bien belle valeur, celle du respect de l'environnement.

J'aurais pu répondre ''Merci'', mais je savais que je ne pouvais prendre crédit pour ce compliment.

-C'est ma mère qui m'a mis ça dans la tête, le crédit lui revient, repondis-je plutôt.

Comme il en est le cas pour plusieurs choses, dans la vie jusqu’à maintenant, l’événement décrit ci-haut n'étant qu'un exemple parmi tant d'autres. En 24 ans, il y eut tellement d'occasions ou l'on me dit: ''Que voilà de bonnes manières!'' ou: ''Les gens sentent en toi une personne qui a de belles valeurs, une intégrité sans égal. '', qu'il est impossible que je me les rappelle toutes.
De belles valeurs. Des bonnes manières. Choses que je pourrai apprendre aux gens, par l'exemple, toute ma vie. Le nombre de personnes qui seront en contact avec ces valeurs est immense! Combien de personnes rencontre-t-on au cours d'une vie entière? Des milliers, voire même des centaines de milliers! Le potentiel de dissémination de ces concepts est incroyable.

Et je serai éternellement reconnaissant d'avoir été exposé à ces concepts, à ces valeurs. Parce que ces façons de penser, je ne les ai pas acquises moi-même.

C'est ma mère qui me les à mises en tête.

Une dame toute simple, sans véritable éducation. Une dame qui éleva jadis ces enfants de façon peu conventionnelle, dans une relative pauvreté et pratiquement sans aide. Observée par des géants hautains, qui la jugeaient du haut de leurs salaires, de leur éducation ou de leur propre sens des valeurs inflexible et intolérant. Combattant ses propres démon alors même qu'elle dût lutter pour gagner son pain. Et le notre.

Une dame qui sans aucun diplôme, peut tout de même déclarer être plus cultivée, plus au courant, plus grande intellectuellement que bien des docteurs, professionnels ou autres érudits. Une dame qui connaissait l'importance DE S'ÉDUQUER SOI-MÊME. D'apprendre toujours plus, sans direction, sans compensation.

Une dame qui m'a appris la vertu d'être sa propre personne, puissante de par sa connaissance. Sans argent. Sans professeurs. Faisant fi du jugements des autres.

Je sais pertinemment que je ne serai jamais celui que la société s'attende à ce que je sois. Je sais que je n'aurai jamais de grande carrière. Je ne gagnerai probablement pas de grands prix. Mais tout cela n'a aucune importance. Parce que quoiqu'il m'arrive, je pourrai toujours affirmer que je suis une bonne personne, évitant le plus possible de blesser autrui. Une personne respectueuse de la liberté des autres. Une personne qui ne cessera jamais d'apprendre, qui ne cessera jamais de devenir plus imperméable à la corruption d'un siècle marqué par l'exploitation des faibles et l'avarice.

Souvent la société oublie le rôle que jouent les iconoclastes en son sein. Je le lui rappellerai éventuellement. J'ai beaucoup de travail à accomplir. Pas dans un laboratoire, pas dans un stade et sûrement pas dans un immeuble à bureaux.

Dans la vie de tout les jours, je pourrai à mon tour transmettre l'importance du respect et de la connaissance. C'est ainsi que j'obtiendrai ma ''revanche'' sur la société. En lui apprenant les bonnes manières, une personne à la fois. Je ne peux pas sauver le monde, mais je peux sauver DU monde. Je peux rendre les gens meilleurs. Je peux les aider à devenir libres, maîtres de leur pensées et perméables aux idées nouvelles.

Si je réussis à changer une seule personne, je considérerai ma mission accomplie. J'espère y arriver un jour, et quand on me remerciera pour mes services, je pourrai dire:

''Remerciez ma mère, c'est elle qui m'a mis ces choses dans la tête.''

Je n'ai jamais été croyant, mais je connais une sainte.